De la non-résonance de l’Histoire

Lowenthal écrivait : le passé est un pays étranger. Je ne sais plus qui a rajouté (Marek Halter, peut-être?) : les gens s’y comportent de manière étrange, ou quelque chose dans ce goût-là.

Comme un phénomène de résilience à grande échelle, il est un fait avéré que les gens oublient les leçons de l’Histoire au bout de deux ou trois générations, parfois un peu moins, comme si l’individu était incapable d’intégrer les réflexes de défense activés par ses aïeux lors des conflits. Voilà peut-être ce qui nous distingue de l’animal : cette incapacité congénitale à adapter nos comportements à la situation. Tabula rasa à chaque génération ou presque, avec ce je-ne-sais-quoi d’incompréhension amusée lorsqu’on se retourne : une vision en noir et blanc, désuète, où les gens, effectivement, ne font pas les choses comme nous. Cela tient à peu de choses, une coupe de cheveux, le pli d’un pantalon trop marqué peut-être, une automobile élégante. Plus qu’un autre pays, le passé est un autre monde, un monde dans lequel nous n’avons pas vécu et qui donc n’existe pas, comme n’existe pas la mort pour celui qui respire aujourd’hui. L’une des acceptions les plus abouties de cette infirmité intellectuelle se retrouve dans la croyance en l’au-delà : d’accord pour la survie, pour la vie éternelle, pour l’après. Mais pas un mot de l’avant, voilà qui est curieux. André Gide, dans ses Deux interviews imaginaires publié chez Charlot en 1947, a cette réflexion qui m’enchante :

Je ne pourrais croire à l’immortalité de l’âme sans croire du même coup à la métempsychose. Pour ne point devoir finir…, il faudrait n’avoir point commencé. Je ne comprends même pas que les croyants ne soient pas gênés, où ma pensée s’achoppe, et, prolongeant la vie par delà la mort, qu’ils n’éprouvent pas aussitôt le besoin de la prolonger également en deçà de la naissance.

Il est peut-être impossible pour l’homme de vivre avec trop d’héritage intellectuel; nomade éternel, chasseur-cueilleur d’idées au gré des saisons, il réinvente constamment ce que tant d’autres ont trouvé avant lui. Encore aujourd’hui à la radio, un auditeur, au sujet du cas Bernheim-Dieudonné, se scandalisait qu’on ne puisse plus appeler un chat un chat : regardez dans le dictionnaire, nègre vient du latin nigra qui veut dire noir, je ne vois pas où est le mal. Le mal vient justement, cher vieil imbécile, du fait que tu ne le vois plus, que tu n’as jamais pris la peine d’évoquer dans ton esprit étroit cette vision d’horreur de la Traite, ces corps brûlés par des ivrognes coiffés de ces cagoules que l’on retrouve dans les stades de football, que tu n’as jamais voulu réfléchir sur le côté abject de toute discrimination. Tout cela parce que le passé est un monde étrange. Les subtiles déclarations d’Ueli Maurer sur les nègres sont de la même tenue.

Les travaux de la BBC sur les archives en couleurs de la seconde guerre mondiale sont remarquables, car elles visent justement à gommer cette distance que l’on voudrait salutaire entre hier et le présent : un char d’assaut allemand sur une route de France en mai 40, dans tout le chromatisme romantique des matins printaniers, voilà qui rétrécit encore l’espace déjà ténu qui nous sépare de cette époque.

L’Histoire est bien plus qu’une science. Elle est une école de vie, et il est paradoxal de constater que ce sont justement les conservateurs les plus incapables d’en tirer des leçons salutaires.

Orgel


2 commentaires pour “De la non-résonance de l’Histoire”

  1. sardinaluileNo Gravatar dit :

    C’est peut-être que les conservateurs le sont dans le formol. Plein de promesses de stagnation et empreint d’une immobilité qui se veut rassurante – pour les vieux et les timorés de la vie – « conservateur » n’est pas approprié. Que pensez-vous, cher Orgel, de « parti rétrograde » ou mieux encore « arriéré », dans son acception mentale, s’entend. Alors, quand on a déjà du mal à être de son siècle, l’Histoire c’est des histoires pour endormir le gamin, dedjeu !

  2. François MimiagueNo Gravatar dit :

    « The past is a foreign country; they do things differently there »
    cette phrase est le début du roman de L.P. Hartley, The Go-between,
    publié en 1953. Il l’a écrite lui-même et tout seul.
    Cordialement