Une soirée chez Denis Martin

On raconte que Sacha Guitry, à la fin de la Première Guerre mondiale, s’est précipité chez un orfèvre pour lui commander une baignoire en or massif. « Assez de privations! », hurlait-il au museau de ceux qui, interloqués, s’interrogeaient sur le bien-fondé de sa décision. Ce n’était rien d’autre qu’un acte gratuit (fort coûteux cependant); le Lafcadio de Gide s’amusait lui aussi, au nom de cette liberté surréaliste, à précipiter les gens à travers les portières des trains en marche, tchouk tchouk.

D’avoir les oreilles rebattues du matin jusques au soir par la récession, la crise, l’épouvante financière et la morosité des places boursières, je ne sais pas vous, mais moi ça me donne encore plus envie de faire n’importe quoi avec le peu d’argent qu’il me reste. On guitryse comme on peut.
Trêve de précautions oratoires: nous sommes allés, ma femme et moi, manger hier soir chez Denis Martin à Vevey, le pape suisse de la cuisine moléculaire, ouh le vilain mot.

Menu unique de 23 plats – 23 bouchées, plutôt – à la découverte d’aliments restructurés. C’est très étonnant, et d’autant plus intéressant que le goût est superbement replacé au centre des priorités: la chose qu’on vous annonce ne ressemble pas à ce à quoi elle devrait ressembler; tout le monde, et les messieurs très distingués la cravate sur l’épaule, se penche donc le nez en avant, tous les instincts primitifs rallumés au rouge, pour définir d’abord à l’odeur et écarter tout danger d’intoxication. Le nez ne trompe jamais, et on retrouve, dans l’acception la plus aboutie du produit, la saveur du foie gras déguisée dans un birchermuesli, l’arôme du raifort dans une combinaison de glaces de betterave et de moutarde. Le boudin est servi en poudre, le thon cru coiffé d’une feuille de chocolat blanc. Le risotto de pâtes se cache sous un bain moussant aérien, qui n’est rien d’autre qu’une émulsion du vin blanc de la cuisson.

La cuisson au froid de l’œuf au lard et de l’omelette norvégienne – plongés dans un bain d’azote liquide à moins 196 degrés – vous fait souffler des vapeurs par le nez comme un dragon; un plat est accompagné d’une fontaine de vapeur aromatisée : la réaction de l’azote versée sur une infusion bouillante de cannelle. La table se retrouve noyée dans un brouillard odorant (notre voisin, Anglais pur sucre, se penche vers sa compagne et lui murmure : aoh, it’s the London sauce).

Que dire du bœuf cuit à l’unilatéral, sinon que je ne savais pas jusqu’à hier qu’un bout de viande pouvait avoir ce goût-là.

Il est presque dommage de boire du vin avec un menu pareil.

Nous sommes repartis la tête pleine de barbapapa au citron vert, de lingot de tomate et de sorbet de sardine…

Le chef travaille, pour sa prochaine carte, à recréer l’odeur si particulière de l’humus après les premières pluies.

A noter que l’addition est salée au sel noir fort coûteux d’une obscure province chinoise, hyper difficile d’accès. Tant pis.

Orgel, gauche caviar

En 2045 on essaye El Bulli

2 commentaires pour “Une soirée chez Denis Martin”

  1. sardinaluileNo Gravatar dit :

    C’est très bien tout ça, très intéressant et fort curieux. Mais vous avez peut-être joué à votre insu les rats de laboratoire pour chimiste fou… Pas de pustules verdâtres ? pas de poils sur les dents ? aucun ongle incarné sur le lobe de l’oreille ? avez-vous pensé à compter vos doigts ? Il est possible que vous ayez payé encore plus cher que prévu.

  2. OrgelNo Gravatar dit :

    Il aurait peut-être été dangereux pour la santé d’essayer cette cuisine à l’aube de l’humanité. Mais à l’heure de la pollution industrielle, des émanations de toutes sortes et des ondes qui nous transpercent en veux-tu-en-voilà, je crois qu’une omelette à l’azote liquide n’ajoute pas grand chose à l’état déjà fort détérioré de ma carcasse.
    Bien à vous,
    Orgel