Des bienveillantes

Uli windischise méchamment. Blessé dans son cœur étriqué d’Helvète par les propos d’un ministre allemand, il dérape violemment :

Nous n’allons pas nous abaisser à la même démagogie et vulgarité, en rappelant «aux» Allemands qu’ils ont l’habitude de s’en prendre aux Autres et aux minorités jusqu’à les exterminer par millions et qu’ils se sont acharnés à construire des camps de concentration et des fours crématoires de plus en plus «performants» pour éliminer de plus en plus de Juifs et de plus en plus vite. Ou encore que Hitler était socialiste avant de devenir nazi.

Voilà sa réponse d’universitaire aux inquiétudes légitimes d’un ministre qui voit les recettes fiscales de son pays vieillissant fondre au soleil de l’évasion. Ce ministre a eu le mauvais goût de naître allemand, et se voit renvoyer à la face le passé peu glorieux de ses ascendants. Peu importe que Steinbrück  se préoccupe de problèmes contemporains, Windisch lui met le nez dans le caca nazi. Comme si Steinbrück et le peuple allemand avaient besoin d’Uli pour alimenter leurs cauchemars et la lente digestion de cette épouvantable culpabilité historique. Et c’est cet homme qui poursuit en justice un collègue pour propos diffamants. Ses étudiants – et les plus éclairés n’ont pas besoin des blogs pour le juger comme il se doit – apprécieront.

Je conseille à M. le Professeur, dont les vues historiques restent embuées d’émotions contradictoires assez peu compatibles avec l’objectivité impartiale que l’on attend d’un universitaire, la lecture du livre de Jonathan Littel, Les Bienveillantes, goncourtisé en 2006. Voilà déjà quelques temps que je voulais parler de ce bouquin; Windisch m’en donne aujourd’hui l’occasion, tout empêtré qu’il est dans sa gestion malsaine de la mémoire collective européenne.

Les Bienveillantes – ce titre, qui fait référence aux Erinyes grecques devenues, par l’entremise d’Athéna, les protectrices Euménides, donne la clé d’une des énigmes du roman – nous plonge, par le biais du narrateur, dans le monde insondable de la planification et de l’exécution des critères d’hygiène raciale hitlériens. L’officier juriste Maximilien Aue, dont le patronyme tout en voyelles détonne dans cet univers où la violence est très consonnantale (grades, sigles, commandements…), participe à toutes les étapes de la Solution finale de la question juive, des Einsatzgruppen à l’extermination chimique en passant par la Vernichtung bei Arbeit, l’anéantissement par le travail. C’est particulièrement hideux; j’ai cauchemardé et j’ai passé les 10 jours de lecture dans un état semi-grippal.

Bref. Si Windisch avait lu ce livre, il ne se permettrait pas ce genre de boutade – habilement introduite par un Nous n’allons pas nous abaisser à la même démagogie et vulgarité – visant à rejeter sur l’ensemble du peuple allemand d’aujourd’hui une reponsabilité que les procès de  Nuremberg se sont chargés d’individualiser (afin de permettre aux Allemands une renaissance, et une reprise de leur place dans le concert des nations – selon le voeu de l’accusé Keitel lui-même). Il ne se le permettrait pas, car la culpabilité est justement au coeur du problème allemand, car la majorité des Allemands jugent inconsciemment n’avoir pas été suffisamment punis, car la plupart vivent toujours dans l’attente floue d’un châtiment suprême. La dénatalité dramatique des Allemands procède peut-être de ce sentiment, expression génétique d’une repentance nationale.

Pourquoi? Parce que justement ces exactions innommables ne sont pas le fait de monstres inhumains. Voilà où se situe la grande culpabilité du peuple allemand: ces crimes ont été perpétrés par des hommes. C’est là la grande force du livre de Littel : dédiaboliser le crime sans ôter la part d’horreur qu’il contient; appuyer, à l’aide d’une documentation redoutable, sur le caractère administratif de la Endlösung, insister – et c’est là que le livre est encore si puissant – sur la volonté des nazis eux-mêmes de respecter un semblant d’humanité dans des actions inhumaines: la procédure « militaire » d’anéantissement des civils, la formation de pelotons afin de diluer la responsabilité personnelle, la mise en service de camions à gaz, censés provoquer la mort tranquillement et sans trop de dégâts psychologiques pour les bourreaux.

Tout cela, les Allemands le savent. Et ils ne peuvent pas s’en remettre. Et Littel, dans cette somme indispensable, le répète. L’utilisation de la première personne vient accentuer ce sentiment de malaise. « Frères humains ». Frère humain en tenue rayée de déporté, mais aussi frère humain en uniforme des Totenkopfverbände. Littel a réussi également  à briser la barrière confortable dressée par le temps; on ne peut plus s’y accouder pour regarder, tranquillement, des événements floutés par l’éloignement ou des corps devenus diaphanes, comme après un trop long séjour dans l’eau. Le lecteur est au coeur d’une tourmente intemporelle.

Voilà pourquoi Windisch n’aurait pas tenu ce genre de propos, s’il avait lu. Il pointe au cœur même de la souffrance indicible du peuple allemand, ô le grand professeur expert en communication.

Il ne faut pas jouer avec ces choses-là.

Orgel, très fâché

4 commentaires pour “Des bienveillantes”

  1. PascaleNo Gravatar dit :

    L’article de Windisch est un véritable scandale, j’ai été profondément choquée en le lisant. Il est insultant pour le peuple allemand bien sûr, mais également pour les gens qui votent à gauche (ouh les vilains), qui se voient pratiquement accusés de contribuer au maintien des régimes politiques les plus terribles. Sous couvert de ne pas faire du politiquement correct, cet homme se permet des propos qui défient l’entendement et insultent l’intelligence. Le NF se discrédite complètement en le gardant comme invité (je sais, il n’a déjà que peu de crédibilité et pour pleins d’autres raisons d’ailleurs, mais avec Windisch, c’est le pompon).

  2. Jules MâcheferNo Gravatar dit :

    J’avais assez envie de le lire, mais en voyant les élucubrations présentés dans le Sec et l’Humide, je pense que Littel n’est qu’un parmi d’autres qui a trouvé un bon moyen d’attirer le lecteur. Les Templiers, la CIA, le Vatican : quelques formule qui garantissent de la pub et des ventes. Les nazis sont toujours une valeur sûre: racontez n’importe quoi, mais ornez le bouquin d’une croix gammée et vous aurez toujours « un nouveau regard sur le mystère Hitler »…en bref, un excellent moyen de se remplir les poches…

    Maintenant, si ça peut mettre certains dans un état « semi-grippal », nul doute que l’écriture atteint quand même son but.

    Si Orgel a lu Le Sec et l’Humide,ses commentaires seront les bienvenus.

  3. FernandNo Gravatar dit :

    J’ai lu les « Bienvaillantes » mais pas « Le Sec et l’Humide ».

    Je vous conseille de lire les « Bienvaillantes » quand même. Il y a quelques passages que j’ai trouvé longuets et quelques scènes cocasses (par exemple quand Aue tire le nez du Führer) mais dans l’ensemble il vaut la peine d’être lu et je rejoins entièrement l’avis d’Orgel.

  4. OrgelNo Gravatar dit :

    @ Jules Mâchefer et Fernand :

    Je n’ai pas lu « Le Sec et l’Humide ». Il est vrai que Littel, sur ce coup-là, s’est rempli les poches – mais la qualité de la documentation et le travail préparatoire colossal qui a été fourni semblent indiquer que l’enrichissement personnel de l’auteur n’était pas le but ultime… Il faut lire « Les Bienveillantes » comme un complément indispensable à l’histoire de cette période; d’un point de vue littéraire, il y a des choses intéressantes, dans la structure de l’œuvre, notamment : les scènes « cocasses » dont parle Fernand et qui ont choqué plus d’un critique (le narrateur pince le nez de Hitler dans les derniers jours du bunker; il voit Hitler vêtu en rabbin lors d’un de ses discours…) sont des événements post-traumatiques – A partir de ce traumatisme physique vécu par le narrateur (une blessure à Stalingrad), le lecteur ne sait jamais trop s’il évolue dans la réalité ou le rêve (et c’est là une des très belles réussites littéraires du roman); les événements sont passés au crible d’un « troisième oeil » qui rajoute au malaise général de l’ensemble.

    C’est décidément un très bon bouquin.