Oskar est tout petit et Sommer n’est pas son prophète.

Grégoire Sommer n’est pas ce qu’on pourrait appeler une pive dans son domaine. Il est historien des religions, spécialiste de l’islam,déjà, et docteur en rhétorique, en plus, ce qui n’est pas rien. À force d’entendre citer son travail à tout bout de champ par Oskar Freysinger  nous nous sommes dit qu’il fallait peut-être aller demander à la source en question ce qu’elle pensait de la brillante initiative contre les minarets et de la non moins brillante argumentation du président de l’UDC Valais. Après que nous l’ayons forcé à boire plus que de raison, obligé à porter un kilt écossais mauve et un chapeau à plume à une réunion du conseil d’administration du Groupe Mutuel et que nous ayons menacé sa famille et ses amis des pires représailles, il se laissa finalement convaincre de répondre à nos questions et, il faut le dire, c’est bien gentil de sa part.

Alcazard : Que peut-on dire de la situation actuelle de l’islam dans notre pays comparée à celle de l’Europe ?

Grégoire Sommer : La plupart des musulmans de Suisse viennent des Balkans ou de la Turquie. Ils sont venus dans notre pays comme travailleurs et ont de ce fait participé au développement économique de la Suisse. Pendant la guerre des Balkans, un certain nombre de musulmans se sont réfugiés en Suisse. Une fois la guerre terminée, ils sont rentrés dans leurs pays d’origine. Les musulmans qui sont restés en Suisse sont souvent bien intégrés, même si quelques unes de leurs pratiques peuvent entrer en opposition avec un certain nombre de valeurs occidentales. Je pense par exemple à la place qu’ils accordent à la femme, à la question des mariages forcés ou à celle de l’excision. L’ancienne cheffe du Service de la population et des migrations, Françoise Giannadda, a beaucoup œuvré pour promouvoir l’égalité des hommes et des femmes dans les communautés musulmanes. Elle a par exemple soutenu le film de Carole Rossopoulos sur l’excision. Ce travail d’intégration doit être poursuivi et l’est du reste. La nouvelle conseillère d’Etat, Mme Kalbermatten-Waeber, est parfaitement consciente de ces enjeux puisqu’elle a appelé son département Sécurité, affaires sociales et intégration. La Suisse ne connaît donc pas les problèmes que connaissent certains pays européens comme la France où les musulmans, issus en grande partie des pays du Maghreb, se sont trouvés « ghettoicisés ». Les exclus musulmans de la société française ont fait le lit du néo fondamentalisme, avec les conséquences que l’on connaît. La Suisse ne connaît pas cette situation.

A. : En octobre 2007, dans les colonnes du Nouvelliste, vous mettiez en évidence les problèmes de radicalisation que pourraient susciter dans la communauté musulmane suisse la construction de minarets et les carrés confessionnels dans les cimetières. Aujourd’hui quelle est votre position face à l’initiative en votation ce 29 novembre ?

G. S. : En 2007, j’avais attiré l’attention sur ce que pouvait représenter les minarets pour les musulmans turcs en Suisse et ce pour des raisons qui tiennent au statut politique de l’islam. En Turquie, il n’y a pas de concept de laïcité comme en France, même si la laïcité est un pilier essentiel de l’Etat turc (voulu par Atatürk lui-même, le fondateur de la Turquie moderne). La laïcité turque a pour objectif de placer la religion sous le contrôle du pouvoir politique. Le Diyanet en est l’organisme de gestion. Il dépend directement du premier ministre. Son objectif est très clair : réglementer l’islam. Contrairement à ce que l’on a fait en France, où la laïcité a consisté à séparer clairement le religieux du politique, la Turquie tente d’imposer un islam dominant qui est le sunnisme. Cependant, une partie importante de la population turque (entre le 12 et 24%) est alévie, c’est-à-dire chiite. Elle s’est « chiitisée » au début du 16e siècle sous l’influence des safavides iraniens pour échapper au contrôle des ottomans sunnites. Les sunnites ont donc très rapidement considérés les chiites comme une cinquième colonne et ont été tentés de reprendre le contrôle à de nombreuses reprises. Le Diyanet a ainsi mis sur pied une campagne de « sunnisation » des Turcs alévis. Une façon de matérialiser cette campagne a été d’imposer des mosquées et des minarets dans les villages alévis qui n’en sont pourtant pas pourvus. On voit bien ici comment le minaret a pu être utilisé par certains musulmans au détriment d’autres. Or ce problème ne concerne pas seulement les Alévis en Turquie. La stratégie du Diyanet a des répercussions dans les pays européens eux-mêmes, comme l’Allemagne ou la Suisse alémanique qui accueillent un bon nombre d’immigrants turcs, aussi bien sunnites que chiites. Depuis quelques années, on assiste à l’émergence de conflits qui opposent dans les pays d’accueil les chiites aux sunnites. La construction de minarets peut donc être perçue par les Alévis comme un soutien de la part de l’Allemagne ou de la Suisse à l’égard des sunnites. Notons au passage qu’à Zurich l’un des interlocuteurs musulmans des autorités suisses est un employé du Diyanet au Consulat turc de Zurich.

D’autre part, la question des relations tendues entre sunnites et chiites doit être replacée dans un contexte international où une guerre entre ces deux communautés pour l’appropriation du leadership dans le monde musulman a été déclenchée par les Américains, en 2003, lorsqu’ils provoquèrent la chute de Saddam Hussein et amenèrent au pouvoir les chiites. L’ancienne frontière entre chiites et sunnites, négociée en 1637 par le traité de Qasr es Shirin a été ainsi modifiée au profit des chiites. Cela laisse présager des conflits de plus en plus violents entre ces deux communautés. Le minaret peut donc apparaître comme un symbole du pouvoir sunnite et être de ce fait instrumentalisé dans un conflit qui dépasse largement la question des musulmans en Suisse.

Ceci dit, et ce point est important pour qu’on ne puisse pas assimiler ma position à celle de l’UDC, l’initiative contre les minarets de ce 29 novembre cherche, non à comprendre l’impact réel du minaret sur les communautés musulmanes en Suisse, mais à mettre en opposition le monde occidental chrétien au monde musulman. Or, n’existent ni le monde musulman unipolaire ni le monde chrétien unipolaire. Les lignes de fractures sont à l’intérieur de chaque camp et ont des origines extrêmement complexes, comme je l’ai montré pour la Turquie. L’erreur de l’UDC consiste à présenter le minaret comme le symbole de la conquête musulmane en Europe. Du reste, les néo fondamentalistes, les plus radicalistes des musulmans, qu’on appelle salafistes, rejettent le minaret au nom même de la pureté de la tradition. Les partisans de l’initiative, dont l’UDC, se trouvent de facto dans le même camp que les fondamentalistes musulmans les plus extrêmes. A méditer.

A. : Selon vous, le terme même d’ « intégration » pose problème. Pourquoi ?

G. S. : Il est tout d’abord intéressant de constater que le mot « intégration » est mot que l’on ne peut pas traduire dans toutes les langues, ce que l’on appelle un intraduisible. Il est un symptôme de la différence des langues. On ne le retrouve ni en arabe, ni en grec, ni en turc. L’allemand utilise essentiellement le mot français germanisé die Integration. En arabe, le mot qui évoquerait la notion d’intégration parle davantage d’hospitalité. Le mot intégration est donc un fait de langue intéressant. Revenons à son origine ! Construit sur le latin in tango, il désigne ce que je ne peux pas toucher. Du reste, c’est sur cette même racine que se construit le mot intégralisme ou intégrisme. Du point de vue lexical, l’intégration aurait donc pour objectif de proposer des valeurs auxquelles on doit adhérer et qu’on ne peut remettre en question, « qu’on ne peut toucher ». Ce qu’on ne peut toucher et auquel on doit adhérer, ce sont les valeurs. C’est ici que le problème se pose. Je crois qu’une politique du « vivre ensemble » doit, non procéder à l’imposition de valeurs « chosifiées » – lesquelles du reste ? – mais procéder à  la construction continuée des valeurs. A la place du mot intégration, il faudrait davantage utiliser l’expression : « vivre ensemble ».

A. : Quelle est votre couleur préférée ?

G. S. : La couleur pourpre des églises byzantines.

A. : Les défenseurs de l’initiative prétendent lutter non pas contre l’islam mais contre ce qu’ils nomment l’islam « politique ». Pouvez-vous préciser cette notion ?

G. S. : Pour l’opinion publique, la notion d’islam politique désigne toute forme de radicalisation islamique : de l’islamisme en d’autres termes au néo fondamentalisme, en passant par le jihadisme. Pour Olivier Roy, l’un des meilleurs spécialistes de l’islam politique, l’islam politique ou islamisme est l’idéologisation politique de l’islam, au même titre que les grandes idéologies du XXe siècle, comme par exemple le marxisme ou le fascisme. Et pour lui, comme pour moi, cela n’a rien à voir, ni avec le néo fondamentalisme ni avec le terrorisme.

A. : En quoi le discours d’Oskar Freysinger sur l’islam « politique » est-il, selon vous, trompeur ?

G. S. : La notion d’islam politique permet à Oskar Freysinger de défendre l’idée qu’il y a bien une exception musulmane, dont la particularité la rendrait apte à développer la violence. Or, les partis politiques qui ont basé leur campagne sur l’application de l’islam politique, comme par exemple en Iran ou en Afghanistan ont abouti à des impasses. L’échec de l’islam politique, et je ne parle pas des valeurs de l’islam,  est celui des idéologies qui la soutendent. La création d’un Etat islamique est voué à l’échec, comme le montrent tous les lendemains de victoire que ce soit en Iran ou en Afghanistan. Pourquoi ça ne marche pas ? Tout simplement parce que les logiques politiques et nationales, voire ethniques ou tribales l’emportent sur l’idéologie. De cet échec, il s’en suit deux possibilités pour les islamistes : soit opter pour une démocratie musulmane, comme l’a fait Tayyip Erdogan en Turquie en abandonnant le Refah au profit de l’AKP, ou bien passer à un néo fondamentalisme qui n’a pas pour objectif le contrôle de l’Etat ou de la nation, mais d’amener l’individu à se transformer selon le modèle strict de la charia. Or, si l’UDC voulait vraiment combattre l’islam politique, il devrait d’abord en comprendre les logiques internes. En maintenant la confusion des termes, en confondant tout à la fois, islam politique, néo fondamentalisme et terrorisme, il a en réalité pour objectif de rendre le débat, non seulement virulent et passionnel, mais aussi approximatif et hystérique. En prônant le combat contre l’islamisme, promu comme la dernière des idéologies en date qui menacent les valeurs de l’Occident, l’UDC montre bien son impuissance (ou sa volonté ?) à apporter des réponses claires à des problèmes précis et complexes.

C’est pas faux… Merci Professeur Sommer.

Allah Cazard, chien de mécréant

2 commentaires pour “Oskar est tout petit et Sommer n’est pas son prophète.”

  1. tapagoilleNo Gravatar dit :

    http://homepage.hispeed.ch/theresemoreau/chypre.htm

  2. FernandNo Gravatar dit :

    Je suis d’accord sur bien des points, comme celui de l’échec de l’islam politique comme Roy l’a théorisé dès les années 90 dans son très bon livre « L’échec de l’islam politique» ou Kepel, plus tard, avec « Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme» . Ou sur sa distinction entre néo-fondamentalisme et islam politique…

    Mais j’aurai quelques remarques :

    -» Je pense par exemple à la place qu’ils accordent à la femme, à la question des mariages forcés ou à celle de l’excision.»

    Comment peut-on lier excision et islam ? L’excision est un fait social plus culturel que religieux. Il n’y a aucun verset du Coran et aucun hadith jugé authentique qui ne prône l’excision. Elle est d’ailleurs pratiquée, en Afrique, par les animistes, les musulmans et les chrétiens. C’est le discours typique de l’extrême-droite de lier les deux.

    – Peut-on transférer au cas suisse l’exemple turc de la lutte entre chiites et sunnites pour le leadership ? Y-a-t-il volonté, donc conscience, chez les sunnites suisses, comme chez les chiites, de cette lutte ? Surtout qu’en Suisse, il ne doit pas avoir plus de 5′000 chiites, alévites, druzes et autres « rafhidis » réunis. Et n’oublions pas que l’islam est ultra-minoritaire et cela ne permet pas les mêmes rapports de force (et sa perception) qu’en Turquie. Je ne pense pas que ça soit un élément essentiel.

    Et d’ailleurs la principale ligne de fracture au sein de l’islam est-elle bien celle opposant les chiites au sunnites ? Ne sommes nous pas dans une configuration qui rappellerait plus le IXème siècle et le développement (stoppé) du motazilisme dans le califat abbaside et le débat qui s’ensuivit ?